You are currently viewing La rue Très-Cloîtres et le souvenir de l’immigration
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Lieu emblématique de l’histoire de l’immigration à Grenoble, Le quartier Très-Cloître perd peu à peu les traces d’un passé riche et dense, et intimement lié au développement de la capitale des Alpes. Au risque de perdre son identité.  

Dimanche fin d’après-midi dans la rue Très- Cloîtres : un calme, presque amorphe, a pris le dessus sur ce quartier, pourtant réputé jusque dans les années quatre-vingt dix pour son extraordinaire vitalité et une formidable activité. Quelques voitures raréfiées par la mise en sens unique de la voie, quelques habitants se promenant et des passants qui ne s’aventurent guère au delà du Musée de l’Ancien Évêché qui semble, pour le coup, faire office de poste de douane.

Une réputation tenace

Nous sommes pourtant en plein centre de Grenoble, à proximité de l’Isère, du nouveau Musée, de la Préfecture, de la place Grenette épicentre de la vie grenobloise et… de l’hôtel de police. Une telle situation aurait de quoi susciter la convoitise d’agents immobiliers et des “bobos” made in Grenoble, plutôt sportwear que Hugo Boss. Et pourtant… Disparus la foule dense, le bruit et l’animation qui régnaient dix ans auparavant. Un nouveau venu aurait du mal à croire la réputation encore tenace concernant cette rue. Sur quelles indices pourrait-il supposer, qu’il ya une quinzaine d’années, cette artère était le lieu principal de rendez-vous de la communauté algérienne installée dans l’agglomération grenobloise. “Un lien direct avec l’autre côté de la Méditerranée, un sas…” comme le rappelle Mokhtar Laouar, responsable associatif, qui connaît Très-Cloitre depuis 1956 et qui s’occupe désormais d’une des deux mosquées du quartier. Un constat qui témoigne d’un chemin parcouru et de quelques regrets quant au devenir de ce territoire.

La « Petite Algérie »

Située dans le centre historique de Grenoble, à quelques mètres à peine de l’Isère, Très-Cloître fut, tout au long du vingtième siècle, le lieu d’accueil des immigrants. D’abord Italiens dans les années 30-40, puis principalement Algériens à partir de 1950. Ces derniers avaient eu “le privilège” d’être logés dans une ancienne caserne, faux logement mais vrai taudis, située à proximité et utilisée jusqu’alors comme un centre de détention pour les soldats allemands. Des locaux insalubres n’ont guère satisfaits leurs occupants qui ont préféré trouver un logement et installer des boutiques rue Très-Cloître, afin de reconstituer un espace de vie qui leur convenait. “En peu de temps, ce quartier est devenu le lieu d’accueil des Algériens”, souligne Paul Muzard des “Algériens en Isère” et véritable mémoire du quartier, “C’est là que les gens arrivaient avec un nom, une adresse. C’est ici que l’on se donnait rendez-vous et que l’on venait prendre des nouvelles du village.” La guerre d’indépendance en Algérie va également trouver ses réseaux, ses porteurs d’informations et ses activistes dans cette artère grenobloise. Ce conflit est même la création des premières associations et des premiers syndicats qui vont défendre les droits des travailleurs immigrés. “Ce qui était remarquable, c’est la solidarité, qui allait bien au delà de la communauté maghrébine, une solidarité de classe sociale…”, souligne Vito Scarangella animateur socioculturel de la MJC Allobroges toute proche et qui a vécu depuis l’âge de trois ans dans ce melting pot méditerranéen. Lieu emblématique de l’histoire de l’immigration à Grenoble, Le quartier Très-Cloître perd peu à peu les traces d’un passé riche et dense, et intimement lié au développement de la capitale des Alpes. Au risque de perdre son identité.

Le temps de la solidarité

Raconter le quartier Très-Cloître, c’est aussi parler des associations maghrébines qui ont contribué à l’amélioration de la condition des travailleurs immigrés et de leurs familles. Ainsi, l’ADNA (Association de Défense des Nords Africains), créée en 1955, joua un rôle essentiel pour l’intégration des Algériens, facilitant les démarches administratives, l’accès au logement et l’alphabétisation ; mission reprise plus tard par l’ADCFA (Association dauphinoise de coopération franco- algérienne ). C’est ici également que l’ODTI (Office Dauphinois du Travailleur Immigré) s’est installé avec un objectif à la fois culturel et social, via la mise en place d’un foyer de résidence. Les années passant, les structures ont évolué, et leurs missions ont changé. “Jusque dans les années 80, il s’agissait de répondre aux demandes principales d’une population en difficulté, de jouer le rôle de guichet unique”, souligne Nordine Lakhal, qui a grandi dans le quartier et qui est désormais juriste à la Mairie de Grenoble. Un guichet unique qui n’existe plus et certaines associations historiques en difficulté, comme l’ODTI, faute d’avoir trouvé un souffle nouveau ou de s’être simplement adapté. D’autres associations ont pris le relais : “Avec l’ADNA, il s’agissait d’un combat essentiellement politique”, explique Djillali Khedim, membre du conseil d’administration d’Amal, “avec Amal, on souhaite faire de la culture un facteur d’intégration. “ Les soirées musicales et les différents ateliers ont ainsi remplacé la défense de droits. Comme s’il ne s’agissait plus simplement de vivre, mais d’exister. Une démarche complétée par Pays’Ages dont le café social vise à à réunir des immigrés vieillissants. Pour la présidente de cette structure, Patricia Abdelkader, “Cette forme de lutte contre l’isolement s’inscrit tout à fait dans la logique des valeurs prônées par les premières associations.” Preuve que l’identité de Très-Cloître subsiste encore ?

Une rue qui s’exile

Contraste saisissant avec l’époque actuelle où seulement quelques commerces sont dispersés tout au long de la rue. Rien à voir avec le “centre commercial “ qui accueillait plus d’une vingtaine de boutique auparavant. Presque comme un symbole, l’épicerie Miloud, figure emblématique de Très- Cloître, n’a pas été reprise par quelqu’un du quartier, nous incitant à croire que ce type de boutique appartient définitivement au passé. En cherchant bien, on trouvera quand même de dignes successeurs de ces commerçants qui ont contribué à façonner une image méditerranéenne de ce secteur : un restaurant grec en début de rue et un autre égyptien dans une artère adjacente, la rue Servan. Toujours des parfums, des goûts venus d’ailleurs diffusant un certain hédonisme. Des lieux où l’on ne vient pas seulement manger, mais aussi discuter et partager et qui se présentent presque comme un héritage légitime d’une période si intense. Actuellement, un des problèmes de la Rue Très Cloitres est la coupure entre les commerces, qui ne sont plus des magasins de proximité et les habitants qui ne se retrouvent peu être plus dans ce cadre de vie uniformisé ou plutôt ghettoïsé comme le souligne Vito Scarangella : “ On a eu tendance à misérabiliser le quartier en proposant une économie autre : boutiques de commerces équitables, Structures éducatives…. Comme si Très-Cloître était condamné à être stigmatisée.”

Des souvenirs à foison

Présentant toutes les caractéristiques pour être un lieu vivant, communiquant et riche d’une histoire dans ce sens, Très Cloître n’est plus ce lieu ouvert. Comme un symbole, la rue devenue sens unique n’offre plus les mêmes capacités de circulation. Une voie étroite tracée depuis la Place Notre- Dame jusqu’aux bâtiments de la Cité Administrative, qui n’offre même pas les attraits d’une zone piétonnière et qui nous couperait l’envie de rester plus longtemps. Un des plus beaux bâtiments de Grenoble, le théâtre de Sainte Marie d’en bas, pourrait être le symbole de ce quartier, un lieu revendiqué par la population pour en faire un lieu d’expression. Mais cette ancienne chapelle du dix-huitième siècle ne donne que très rarement un aperçu de l’identité du quartier. Sur son parvis, une fois par an, elle livre son parvis à la manifestation “On dirait le Sud” durant laquelle sont programmés des musiciens maghrébins et parvient à rassembler une foule immense et à donner à cette rue un caractère festif impressionnant. Mais cette fête méditerranéenne ne se prolonge pas au delà de ces quelques concerts. On aurait tort de croire, cependant, que l’identité de la Rue Très-Cloître a complètement disparu. Le regard que porte chaque personne sur cette artère est toujours respectueux et les souvenirs foisonnent de récits, d’anecdotes et d’humanité, si bien que les témoignages ne manquent pas pour se rappeler. Aux pessimistes qui regrettent une telle vitalité et qui voudraient faire le deuil de valeurs liées à cet espace de vie, on conseillera une visite du quartier Berriat Saint Bruno situé plus à l’ouest de Grenoble. C’est ici désormais que l’on se retrouve, que l’on se donne rendez-vous et que les commerces se sont développés.  

Article paru dans « Le Courrier de l’Atlas »